FEVRIER 2024 LECTURE
"NATURE ET PREJUGES",
Marc-André SELOSSE
Nous avons apprécié !
Dans son dernier livre de MAS observe la nature, médite la culture, ce qui l’emmène vers une réflexion bien plus existentielle.
Nature et culture sont-elles deux îles séparées ? Sans doute sommes-ous « nature », mais pour qu’il y eût « culture » ne fallut-il pas s’affranchir de « nature », croyant peut-être en cela accomplir un progrès ou avoir fait preuve d’évolution adaptative ? A moins que la différence entre nature et culture ne soit parfaitement fallacieuse, quitte à admettre qu’il n’y ait rien de plus naturel que le plastique par exemple, aussi artificiel soit-il ! Les concepts de « xénobiotisme », « capacité biotique » et de « bien commun » étayent alors la réflexion.
Mais alors où en est notre relation avec cette nature ? L’avons-nous vraiment quittée, ou bien l’écart entre les deux n’est-il que pure prétention de l’homme, qui se pense au-dessus de la nature ? En réalité le problème dépasse le simple jeu d’un entre-soi de salon parisien, il en va de notre planète, de notre agriculture, de notre santé. Et par ricochet de notre morale, de notre politique... En somme de notre présence en ce monde, au moins sous la forme que nous lui connaissons actuellement.
MAS manie les notions de nature te culture avec prudence. S’il ne se prononce ouvertement contre Levi Strauss pour qui la culture attestait de notre décrochage de la nature – notamment par la sortie de l’inceste –, MAS ne remet pas en question cette distinction, il ne sombre pour autant pas dans un « pan-biologisme » qui consisterait à expliquer toute notre culture par la seule nature. Des liens existent entre les deux, jusque dans nos choix moraux peut-être, mais nous gardons la capacité de remettre en cause ces choix. Nous sommes donc libres. La culture serait donc une forme de liberté face à la nature.
En outre, nous autres les humains, avons « une nature ». Nature et une culture s’idéalisent parfois jusqu’à sombrer dans l’angélisme la nature à laquelle on prête naïvement des vertus d’absolu... une erreur pour ne pas dire une faute, la récente épidémie devrait nous aider à relativiser ce principe. Non, le bien n’est du domaine exclusif de la nature, le mal non plus d’ailleurs, non l’entraide n’est pas un principe exclusif de l’évolution, non évoluer n’est pas progresser – d’où viendrait d’ailleurs la notion du « mieux » sous-jacente à l’idée de progrès ? –, enfin non, les individus d’une espèce donnée ne sont pas tous égaux devant la nature en général.
Par contre, oui les espèces s’adaptent à des contingences des situations ou de circonstances, et peuvent en effet en passer par l’entraide. Par exemple, telle plante « inventera » telle liaison chimique pour s’adapter à tel « inconvénient », et le réseau micorhizien est une manifestation d’entre aide apparente.
Finalement MAS démontre que ce qui se présente d’abord comme une contradiction apparente peut se dénouer dans le rapport que l’espèce entretient avec le temps : une espèce, évolue, elle s’adapte, et l’intérêt de chaque individu y est transcendé en son nom. Ainsi, pour que persiste l’espèce, elle doit changer, toujours faire face aux contingences, et ce sont en effet les individus qui incarnent le changement..
Le personnage de la Reine Rouge de Lewis Caroll, celle qui enseigne à Alice que pour rester la même il faut courir toujours courir plus vite, illustre à merveille ce paradoxe apparent de
l’adaptation et donc de l’évolution imposée au vivant : pour demeurer, il faut changer, autrement dit s’adapter, c’est-à-dire être autre pour rester le même...
Mais d’où vient le hiatus avec la culture, qui a contrario exhorte la nature à produire des lois, fixes quant à elles ?
De nous-mêmes. De fait nous aimons « saucissonner » le monde. Nos fonctionnements intellectuel et langagier imposent que nous découpions le monde en tronçons pour l’expliquer. Cela peut nous donner l’illusion d’avoir atteint à chaque découpage un « atome » de savoir, comme ces vérités simples, qui s’acceptent d’un seul mouvement de la conscience et sur lesquelles nous rebâtirons une représentation toujours plus juste des choses. Descartes traine encore dans nos placards. Or devant ces « atomes », nous sommes plus « croyants » que « sachant », rappelant par-là l’impossible indépendance d’un savoir sans croyance. Ce qui est simple ne laisse plus de prise à l’esprit qui découpe les choses. Cela s’accepte, cela se croit dans un élan de spontanéité. Ne resterait plus en somme qu’à les articuler pour en tirer des lois.
Bref il y a une forme de discontinuité dans nos représentations de la nature, même scientifiques, qui nous éloigne en même temps de sa réelle continuité: tout s’y présente dans une unicité continuée, à commencer par nous !
Pourtant la science a ses succès ! Comment rendre compte que la science justement accumule de tels succès malgré les paradoxes apparents expliqués ci-dessus ?
C’est sans doute à ce point que se révèle la fibre philosophie de Marc André Selosse. Il est vrai que la « vraie » science accepte ce clivage apparent et l’utilise elle-même pour évoluer. C’est que pour accoucher de lois fixes, il faut savoir... changer... son point de vue à mesure des nouvelles découvertes.
C’est dans les derniers chapitres de l’ouvrage que se dévoile les coulisses d’un vaste théâtre scientifique et son intérêt. Engagés dans de véritables « dialogues » les scientifiques pris en groupe, restent en quête de vérités en même temps qu’ils font preuve d’une honnêteté morale sans défaut allant jusqu’à accepter d’avoir tort ou admettre ne pas savoir, attention, pour les meilleurs. Bien sûr rien n’est parfait, ça et là l’ego intervient, mais l’intérêt du groupe est de le lisser, en outre du groupe en débat jaillit l’essence.
Tout cela plutôt à rebrousse-poil de l’opinion dont le principe devant le savoir et d’en rester plutôt à la croyance, à ne pas vérifier, quitte à camper sur des positions même mises à mal, sans débat, ne suivant en cela que la séduction « du plus fort ».
Or notre monde actuel donne la part belle à la séduction, et la gêne d’un amoureux de la science et de la vérité en général, ressort au long de ces pages.
Le livre se clôt sur une note optimiste bien particulière, et qui a définitivement embarqué le lecteur que je suis.
Je confesse ainsi avoir été très agréablement surpris par les toutes dernières pages, bien plus philosophiques. Elles ont un fort accent bergsonien à mon oreille, et finalement l’ouvrage entier annonce ce point d’orgue.
Je n’en dirai guère plus. Il faut se donner le temps de lire et de comprendre. On aurait tort de penser que l’on peut se priver du reste du livre pour comprendre le message essentiel des dernières lignes. Se contenterait-on d’ailleurs de les lire pour économiser son temps, on ne comprendrait pas. C’est aussi dans la lecture que se révèle l’âme du lecteur, à mesure des variations du texte.