Stéphane Delebassé
ENTRETIEN AVEC... STEPHANE DELEBASSE, COFONDATEUR DE "POUR DEMAIN"
Stéphane Delebassé, l’un des 2 fondateurs de « Pour Demain » a accordé un entretien à l’AIISA. Ingénieur généraliste, il est également en train de passer un brevet pour s’installer en tant qu’agriculteur double actif. L’occasion de lier ses actuelles occupations professionnelles à ses convictions et à une longue histoire familiale.
AIISA - Pouvez-vous nous parler de votre entreprise?
S. D. - L’entreprise que nous avons créée en 2018 avec Maxime Durand possède 2 marques, « Pour demain » pour les magasins bio spécialisés et « Transition » en grande distribution. Nous nous sommes donné la mission d’aider les agriculteurs à passer au bio.
AIISA - A quelle étape de la conversion bio intervenez-vous ?
S. D. - Tout producteur en transition Bio traverse une période de conversion de 2 à 3 ans durant laquelle il doit respecter le cahier des charges Bio sans pouvoir valoriser financièrement ses productions : il a alors toutes les contraintes de la bio sans les bénéfices financiers. Il s’agit d’une période assez délicate pour l’agriculteur.
L’objectif de notre entreprise consiste à aider les producteurs à se rémunérer correctement pendant cette période de conversion : nous achetons ces produits en conversion à un prix équitable pour les redistribuer.
AIISA - Quels sont les produits ciblés ?
S. D. - Des produits agricoles peu ou pas transformés, tels que des sachets de lentilles, de la farine ou du jus de pomme.
Nous restons en dehors des opérations de production ou de transformation. Par exemple pour le jus de pommes, nous le travaillons avec une coopérative normande, Les Celliers Associés, qui possède l’outil de transformation où les pommes à cidre récoltées sont ensuite pressées et mises en cuve. Le produit est ensuite étiqueté à notre marque.
AIISA - Où retrouve-t-on ces produits en conversion bio?
S. D. - Nous avons démarré avec les magasins bios spécialisés - car c’est là que nous trouvons le plus de personnes sensibles à ce concept de conversion bio français, puis nous avons élargi à la grande distribution, avec Auchan ou Intermarché.
AIISA - Du Bio, et du local, on en trouve déjà dans les rayons !
S. D. - Exact! Mais pour illustrer notre démarche, je reprends l’exemple du jus de pommes : il existe des marques françaises, mais beaucoup de pommes sont étrangères – provenant d’Europe ou hors Europe. Or il existe une demande de développer les circuits français bio incluant la matière première locale. Nous proposons certes des produits pas encore bio, mais français et en conversion ; le client et le consommateur peuvent alors soutenir le modèle économique du développement de la Bio en France.
AIISA - Comment l’histoire a-t-elle démarré ?
S. D. - L’initiative a débuté à Lille où nous étions étudiants. Nous avons rapidement élargi la base de nos partenaires, si bien qu’aujourd’hui le gros de nos fournisseurs proviennent de régions plus dynamiques en bio que les Hauts de France : Normande, Pays de Loire, PACA. Le Nord de la France est moins dynamique en bio, même si de belles coopératives y sont implantées, comme notre coop partenaire Norabio – coop de légumes bio.
AIISA - Consommateurs et distributeurs ont-ils les mêmes attentes ?
S. D. - Pas exactement ; le consommateur est plus sensible à l’accompagnement des producteurs.
Le distributeur privilégie la diversité de l’offre, le positionnement, le prix et la provenance - France.
AIISA - Vous parliez du jus de pomme ; avez-vous un autre exemple de filière ?
S. D. - La farine est un autre exemple intéressant : la coopérative normande Biocer approvisionne le blé, que la Minoterie Suire, située en Loire-Atlantique, mout ensuite sur ses meules de silex en farine T65 avant de l’ensacher en sachet kilo.
Crédits : Romain Dancre
AIISA - Le Bio rencontre des difficultés en ce moment : comment interpréter le contexte actuel?
S. D. - Ces 10 dernières années, la filière bio a connu une croissance à 2 chiffres, et depuis 2 ans les volumes stagnent voire régressent.
Cet historique permet de relativiser le discours que l’on peut parfois entendre. En effet les agriculteurs et le monde bio restent en construction de filière, et la régression reste contenue : les acteurs de la filière savent qu’il s’agit d’une crise de croissance.
En résumé, la perte de quelques points de part de marché du Bio ne signifie pas qu’on va tous repartir au conventionnel. Les acteurs de la filière savent qu’il s’agit d’un ralentissement perceptible avec une diminution des conversions, mais le mouvement est reste bien présent, avec des producteurs à accompagner.
AIISA - Quel impact pour votre entreprise ?
S. D. - L’une des conséquences de ce ralentissement en distribution, c’est que les assortiments Bio se réduisent, ce qui vient compliquer le référencement de produits en conversion.
Cela étant, en 2022 nous avions accompagné 2% des producteurs en transition : donc, même si les conversions bios diminuent de moitié, il nous reste de belles perspectives !
AIISA - Quid du mouvement de dé-conversions qui semble s’accélérer ?
S. D. - Il existe effectivement depuis 2 ans un focus médiatique sur ce sujet. Lorsqu’on y regarde de plus près, la plupart des dé-conversions viennent d’exploitations qui cessent leur activité, ou qui sont reprises par d’autres exploitants qui agrandissent leur activité.
AIISA - L’écart de prix entre bio et conventionnel reste un frein pour nombre de consommateurs…
S. D. - C’est vrai ; cela étant cet écart est structurellement moins important sur des produits transformés où le coût de la matière première est moindre dans le coût de revient. Sur les produits peu ou pas transformés, la matière première représente la majorité du coût final du produit vendu (80% pour un sachet lentilles 500 g par exemple), l’inflation a été nettement plus marquée sur les produits conventionnels que sur le Bio.
AIISA - Comment l'expliquez-vous?
S. D. - Le Bio est beaucoup moins dépendant des énergies fossiles qui ont également été soumis à une forte inflation ; or le conventionnel a besoin de ces intrants pour atteindre le rendement attendu. Ce qui induit une réduction de l’écart de prix entre le conventionnel et le bio. A court terme le consommateur soumis à une inflation générale s’est montré attentif à réduire l’impact sur son pouvoir d’achat et s’est tourné vers les produits moins chers; mais à long terme c’est une vraie opportunité pour les produits bio qui seront plus accessibles qu’avant. A titre d’exemple, le prix était 2 fois plus important avant cette période de forte inflation ; l’écart est à présent de 30 à 40%. Beaucoup seront plus enclins à payer un peu plus cher pour avoir des produits plus qualitatifs. C’est une raison supplémentaire qui pousse à rester optimiste sur l’avenir de la filière.
AIISA - On a eu l’année dernière une montée au créneau du Bio à l’égard du label HVE (Haute Valeur Environnementale), reprochant à ce dernier de brouiller les cartes dans l’esprit du consommateur ; que pensez-vous de ces filières intermédiaires ?
S. D. – C’est vrai qu’un certain nombre d’initiatives existent depuis quelques années ; certaines sont exigeantes, d’autres beaucoup moins et peuvent s’apparenter à du greenwashing. Dans cette profusion d’offres le consommateur a du mal à s’y retrouver. Ce qui nous semblerait intéressant, ce serait de valoriser le travail des producteurs qui essaient de produire plus sain.
AIISA - Nous avons évoqué le produit et la rémunération des agriculteurs. Comment vous situez-vous par rapport au mouvement d’agriculture des sols qui tend à se développer ?
S. D. - Bonne question ! L’idéal serait, outre les engagements produits tels que le Bio, et la rémunération équitable de Transition, de mieux communiquer sur l’impact écologique durable.
Sur ce sujet, PADV (Pour Une Agriculture du Vivant) nous semble une filière intéressante ; il s’agit d’un outil intégrant un indice de régénération des sols. Certes ce n’est pas un indice ‘parlant’ pour le consommateur, mais son intérêt réside dans la présentation de progression des filières. De manière générale, l’agriculture durable bouge beaucoup, et dans le bon sens : cela prouve, et j’en suis convaincu, qu’au-delà des difficultés actuelles nous allons trouver des solutions pérennes : le monde agricole n’attend pas qu’on le fasse bouger, il est proactif.
AIISA - Les manifestations agricoles de début d’année 2024 ont rencontré un soutien massif de la population; on sait néanmoins que l’agribashing reste une réalité qui n’a pas été éradiquée par ces marques de soutien…
S. D. - C’est vrai qu’on voit passer dans les médias des informations ou des opinions qui entretiennent un certain agribashing. Dans notre initiative, certes il y a la rémunération des producteurs, mais on essaie d’avoir toujours une communication très positive : notre objectif, c’est de valoriser à la fois financièrement mais aussi en termes d’image toutes les initiatives prises par les producteurs. C’est ce qu’on préfère retenir.
AIISA - Ou voyez-vous le bio dans 10 ans?
S. D. - Il sera toujours en croissance avec des consommateurs toujours plus sensibles aux enjeux environnementaux ; en revanche je ne sais pas si les ambitions gouvernementales seront atteintes – car le développement de la Bio manque de moyens. Le dérèglement climatique nous incitera, voire nous obligera peut-être aussi à évoluer un peu plus vite que prévu.
AIISA - Et pour votre entreprise ?
S. D. - Accompagner des démarches complémentaires à la Bio apporte du sens à notre action – j’évoquais tout à l’heure la démarche PADV; de manière plus générale, en agroécologie, des enjeux tels que le sol, le carbone, la gestion de l’eau, l’énergie sur l’exploitation, sont à présent clairement identifiés. Si nous pouvons accompagner ces initiatives sur ces enjeux agroécologiques nous le ferons volontiers. En effet la marque « Transition », ce n’est pas ‘que’ la conversion bio, elle marque également la volonté d’accompagner toutes les formes de transitions agricoles.
Dans cette idée, nous aimerions montrer – ce qui manque à l’heure actuelle - la progression d’un indice agroécologique. C’est là une possibilité de développement de l’entreprise, de valoriser des initiatives complémentaires.
AIISA - Que faudrait-il à votre avis pour que les consommateurs adhèrent massivement au bio ?
S. D. - Un gros travail de la filière est nécessaire pour réexpliquer ce qu’est la bio et valoriser ce métier d’agriculteur bio. Face à la multiplicité des labels, le consommateur ne comprend pas forcément pourquoi tel label est beaucoup moins cher que le bio. Notre monde agricole est très subventionné, et il existe peut-être une opportunité de redistribuer différemment les aides, de façon échelonnée dans le temps bien sûr, sur des filières plus durables et plus résilientes au changement climatique : cela permettrait de baisser le prix de ces produits et surtout de permettre d’avoir une démarche long terme sur les exploitations.
AIISA - Avez-vous des ingénieurs ISA dans ton effectif, qu’apportent-ils de particulier?
S. D. - 2 ingénieurs ISA sont présents dans notre effectif de 25 salariés et alternants. Notre premier salarié associé était justement un ISA ! Ce sont des profils polyvalents, qui peuvent travailler tant dans les achats fruits et légumes qu’en qualité, environnement ou application industrielle. Ils sont proactifs, aptes à gérer plusieurs projets, à en développer, avec une ouverture d’esprit et une curiosité inlassable : des qualités et des valeurs en totale adéquation avec notre engagement ! Ils sont à l’écoute du monde agricole et agroalimentaire, et « sentent » les signaux, même faibles. En un mot, de vrais couteaux suisses de l’agro, avec un attachement réel au monde agricole.
AIISA - Quel peut être le rôle de l’ingénieur dans les transitions qui arrivent ?
S. D. - Je les vois à l’image des ingénieurs dans notre entreprise, curieux, aptes à chercher et trouver toutes les nouvelles technologies ou techniques pour produire différemment, non seulement sous un prisme économique, mais aussi durable.
Février 2024 – propos recueillis par Emmanuel Banon