Jean-François Ducret
ENTRETIEN AVEC...JEAN-FRANCOIS DUCRET (Promo1991, ISA24) - VALAGRO
Jean-François Ducret est ingénieur ISA (Promo 1991, ISA24). Après avoir travaillé dans la filière bovine en Europe puis en Grand Export, il s’est dirigé dans la nutrition végétale au sein du groupe Roulier, toujours dans le Grand Export.
En 2011 il devient Directeur général France de Valagro, groupe italien actif sur 80 pays, au leadership reconnu dans la production de biostimulants ; son poste est ensuite élargi à l’Europe Centrale en 2017.
Plongée dans le domaine agricole avec un acteur passionné et lucide sur les évolutions des agricultures françaises, européennes et mondiales.
AIISA : Comment Valagro accompagne l’agriculture dans les mutations à venir ?
J-FD. : Nous sommes entièrement impliqués dans ces transitions agricoles, car le biostimulant agit de plusieurs manières : il aide les plantes à résister au stress abiotique (par exemple en cas de taille trop sévère d’une vigne), à absorber les éléments nutritifs et à faciliter le fonctionnement de la rhizosphère.
Les biostimulants sont un maillon d’un écosystème, de la transition agricole, mais seuls ils ne sont pas suffisants.
AIISA : le regard sur la vie et la structure des sols est-il en train de changer ?
J-F D. : Les sols sont devenus un sujet d’actualité, même si les agronomes n’ont jamais oublié le sol car tout vient de lui ; certains productivistes avaient oublié que le sol est autre chose qu’un support de culture.
Les pratiques intensives d’après-guerre correspondaient aux injonctions sociales de l’époque, à savoir une agriculture de production pour nourrir l’Europe : lorsqu’une vache doit produire 10 000 litres de lait plutôt que 1500, ou que le rendement d’un champ de blé doit être de 100 quintaux à l’hectare plutôt que 40, la gestion des sols n’est pas la même.
A présent les injonctions changent, ce qui amène une évolution de notre regard sur les modes de production.
AIISA : De manière plus générale, vers quelles mutations doit aller notre système agricole ?
J-F D. : C’est assez simple : en 2050 nous serons 10 milliards d’êtres humains qu’il faudra nourrir.
La production alimentaire devra sensiblement augmenter alors qu’en parallèle, la disponibilité des terres agricoles diminue de façon significative. Ajoutons pour les pays riches une pression sociétale qui nous encourage à repérer certaines erreurs pour aller vers de la durabilité : ce n’est pas une équation simple…
AIISA : En quoi l’agriculture est impactée par cette pression sociétale ?
J-F D. : Pour faire simple, les pays riches ont participé de manière claire, évidente et prouvée à un certain nombre de dérèglements au niveau de la planète.
Si on raisonne à l’échelle française ou européenne, on peut se dire qu’il n’est pas nécessaire de produire autant, qu’il suffit de revenir en arrière de 50 ans pour sauver la planète. Mais la planète ne s’arrête pas aux frontières de l’Europe. Oui, cela pourrait être « bien » pour nous, mais à côté des milliards de personnes n’auront rien à manger car les richesses ne sont pas bien réparties dans le monde.
AIISA : L’une des « missions » de l’Europe serait de satisfaire les besoins alimentaires en dehors de ses frontières ?
J-F D. : à court terme nous avons cette responsabilité : il n’existe aujourd’hui pas d’autre moyen que de produire sur des terres habilitées à le faire. Des millions d’hectares sont disponibles pour nourrir des milliards de personnes, mais ces ressources agronomiques ne sont malheureusement pas également réparties sur les 5 continents.
AIISA : Mais il existe des terres arables sur les autres continents : ne devraient-elles pas être utilisées pour les populations locales ?
J-F D. : C’est vrai ; certaines surfaces pourraient être dédiées à l’alimentation des personnes, alors qu’elles le sont à d’autres productions pour satisfaire certains de nos besoins. Quand on emblave des millions d’hectares pour produire de l’éthanol dans certains pays, on sait très bien qu’on touche à l’équilibre alimentaire de certains pays.
Les déséquilibres existent, on ne peut pas le nier, et cela impacte des populations locales. Il ne faut pas tomber non plus dans l’approche bobo où chacun cultive son lopin de terre : mais entre ça et détourner des millions d’hectares à des fins de production exogène, il y a une différence.
AIISA : Projetons-nous en 2043 : est-ce le court ou le long terme ?
J-F D. : Les sciences de l’agronomie s’adaptent au cycle de la nature, et malgré tous les progrès technologiques, les délais de réponse restent longs : pour créer et valider un biostimulant, le délai est de 5 à 10 ans; et il faut compter 3 à 5 ans de plus pour que la solution mise en place produise ses effets : 10 à 15 ans se sont donc déjà passées depuis l’idée originale. On ne peut donc pas considérer qu’à 20 ans nous soyons dans le long terme.
AIISA : Pour revenir en France, on entend beaucoup parler d’agroécologie, d’agriculture renouvelable ou régénérative… : qu’en penses-tu ?
J-F D. : Les mots sont nouveaux, mais le concept ne l’est pas; ces notions ont été créées pour parler au grand public. Cette agriculture plus vertueuse consiste à remettre sur le devant de la scène du bon sens adapté à la période qu’on vit. Remarquons au passage que l’agriculture est le seul domaine qui s’attache à communiquer avec le grand public. Ainsi lorsque le secteur des transports veut passer du diesel à l’essence, les explications sont laconiques : avec le diesel il y aura moins de particules, ce qui met tout le monde d’accord. Alors que dans le secteur agricole, les gens sont plus sensibles car cela touche ce qu’il y a dans l’assiette, et plus encore aux situations de manque.
AIISA : Retrouves-tu une différence significative entre européens sur ce sujet ?
J-F D. : Oh oui ! Le peuple français est le peuple en Europe le moins apte à répondre aujourd’hui à une situation de manque, car on vit dans un « cocooning » sans réellement s’en rendre compte, avec très peu d’adversité : l’Allemagne a connu la réunification, ce qui a été un choc pour eux ; en Italie l’inconstance politique est permanente, ce qui amène un état de semi-alerte; l’Angleterre connait la sortie de l’Europe de manière très douloureuse avec des pénuries. Nous français, n’avons pas connu de « coup de butoir » depuis plus de 70 ans…On a donc perdu certaines capacités à résister au manque.
AIISA : Remettre du bon sens dans la période qu’on vit : cela fait penser à la démesure, l’hybris que les Grecs redoutaient : quand est-on sorti du bon sens, quand a -t-on commencé à toucher du doigt cette démesure ?
J-F D. : Je ne sais pas si on l’a touchée ; en tout cas, les problématiques d’aujourd’hui ne sont pas compliquées à comprendre : savoir que nous devons être vigilants à la consommation en eau, à la production de protéines pour l’élevage. En revanche la solution à mettre en œuvre est autrement plus complexe.
Il est parfois demandé au monde agricole de prendre des chemins très vertueux pour satisfaire d’autres besoins que le besoin agricole : on peut le comprendre, mais nous devons garder à l’esprit la finalité agricole.
AIISA : As-tu un exemple ?
J-F D. : Oui, dans le monde de la nutrition végétale, on a interdit plus de molécules en 5 ans qu’en 50 ans pour répondre à des lobbies. Le problème, c’est que sur ces 5 années, peu de molécules ont été créées : l’action a prévalu sur l’anticipation. Et c’est là qu’on a manqué de bon sens : on a dit à nos agriculteurs qu’ils n’avaient plus le droit d’utiliser des molécules sans solution de substitution. A la question « je fais comment ? » la réponse est « tu te débrouilles, mais tu n’as plus le droit d’utiliser ça».
AIISA : Ces exemples montrent que l’on va à l’encontre de la souveraineté alimentaire que tu évoquais plus haut !
J-F D. : Tout à fait. Aujourd’hui le niveau d’acceptation pour le secteur agricole est proche de 0 : une révolution est à faire, et nous devons y participer.
AIISA : Quel rapport les Français ont-ils avec l’agriculture ?
J-F D. : Les Français sont en rupture avec l’agriculture – mais pas avec les agriculteurs, qu’ils apprécient comme le montrent tous les sondages.
Il faut reconnaitre que l’agriculture française s’est un peu éloignée des consommateurs : les syndicats agricoles sont fautifs par leurs discours technocratiques, incompréhensibles du grand public. On peut déplorer l’agribashing sur les phytosanitaires…mais quoi de surprenant lorsque les responsables de syndicats agricoles s’appuient sur des noms de molécules illisibles! Les messages provenant du monde agricole s’en retrouvent entièrement brouillés.
Il faut porter au crédit de Christiane Lambert d’avoir repris un langage simple et compréhensible de tous.
AIISA : D’un côté, le monde agricole, de l’autre les consommateurs : comment réconcilier ces 2 mondes ?
J-F D. : Nous avons la mémoire courte. Sébastien Abis (du Club Demeter) rappelait dernièrement au sujet de la PAC, décriée aujourd’hui, qu’elle nous permet depuis plus de 60 ans de manger, vivre, bien vivre, ce qui a sans doute prévenu quelques conflits européens.
Cela nous semble normal de manger à sa faim, bien, bio et pas cher...mais non, ça ne l’est pas.
La France se targue d’être une des premières destinations touristiques, d’avoir la meilleure gastronomie du monde, les meilleurs vins du monde : c’est avant tout le résultat de l’agriculture. Ces valeurs territoriale, gastronomique et sociale de l’agriculture sont indéniables.
AIISA : Les consommateurs doivent-ils (re)prendre conscience de ces éléments ?
J-F D. : Exactement. Mais cela nécessite aussi une approche politique d’une autre exigence si on ne veut pas que ce qui arrive à l’industrie arrive demain à l’agriculture. D’où la nécessité de reparler avec des vrais mots et des politiques au-delà d’une durée de 3 ans.
AIISA : Revenons au contexte concurrentiel mondial : comment la France peut-elle tirer son épingle du jeu dans les évolutions agricoles à venir?
J-F D. : La France a plusieurs atouts : oui les Français ont tendance à être récalcitrants, critiques face au changement, mais une fois le virage amorcé, ils peuvent être très efficaces pour rattraper du retard voire prendre le leadership : cette capacité de rebond pourrait sans doute jouer en notre faveur au niveau agricole. Reste la difficulté réglementaire, où la surinterprétation des textes européens reste un carcan extrêmement pénalisant pour l’innovation. Et le changement passe par l’innovation, dont l’encadrement basé sur le principe de précaution met beaucoup de barrières à la créativité.
AIISA : Est-ce ce qui se passe avec les néonicotinoïdes ?
J-F D. : Oui, l’actualité nous fournit un parfait exemple : nous avons su intégrer les néonicotinoïdes dans l’enrobage des semences pour limiter l’utilisation de pesticides. Il s’agit d’une réelle innovation : lorsqu’1 litre de néonicotinoïdes est nécessaire en France, 5 litres sont utilisés en Allemagne. Et cette innovation française est sanctionnée d’une interdiction... Au final les betteraves allemandes seront achetées pour faire tourner nos usines, ou nous achèterons tout simplement leur sucre... La colère agricole est justifiée car le carcan réglementaire politico-bobo devient hyper pénalisant.
AIISA : C’est direct !
J-F D. : Mais c’est la réalité ! Soyons lucides, nous sommes le seul ilot de bienfaisance entouré d’un monde qui n’est pas si bienfaisant!
AIISA : Qu’en disent les autres pays ?
J-F D. : Une petite blague assez révélatrice circule dans les milieux internationaux : quand il y a une innovation, les américains en font un business, les chinois la copient et les français la réglementent.
AIISA : Quel regard porte-t-on sur les ingénieurs en 2023?
J-F D. : Je pense qu’on a en France un souci avec la sémantique ingénieur. Ce n’est pas anodin : le terme est un peu péjoratif car il est attaché à la production, et la production c’est le pire qui puisse arriver sur la planète ! Aujourd’hui, l’ingénieur est donc le père de tous les maux alors qu’il met en œuvre la science au profit d’un secteur d’activité.
Cette notion de production doit être réhabilitée.
AIISA : Le sens de notre métier d’ingénieur doit-il être redéfini ?
J-F D. : Ce qui donne du sens au métier de l’ingénieur agronome, c’est que l’agriculture est un contributeur extrêmement positif à beaucoup de choses – nourrir le monde bien sûr, contribuer à stocker les gaz à effet de serre, fixer le carbone...
Mais gardons à l’esprit que le métier de l’ingénieur doit d’abord rester fondamentalement ancré dans la science : nous avons à la mettre au service d’une production et rester un corps producteur de produits agricoles et d’alimentation. Et nous devons nous remettre en question.
AIISA : Peux-tu préciser ?
J-F D. : Je reprends une fois de plus les termes de Sébastien Abis : au niveau agricole, on doit sortir des « 30 glandeuses », schéma de production qui était somme toute assez confortable.
Les méthodes alternatives, les biostimulants font partie de cette évolution ; cela bouscule les habitudes des agriculteurs, car cela oblige à refaire de l’agronomie, et leur fait redécouvrir leur métier, ce qu’au final ils apprécient !
Il faut retourner à la base du métier d’ingénieur, c’est à dire insuffler de la créativité, de l’ingéniosité; on ne se remet peut être pas assez en question, on manque un peu de curiosité ou de culot scientifique : on n’est jamais allés mesurer l’expression du génome d’une plante qu’on cultive car depuis des décennies on s’est toujours intéressés à la partie phénotypique (ce qui se passe dans le champ). Les seuls qui l’ont fait, ont compris le génome, sont allés modifier les gènes mais se sont abstenus de partager leurs observations.
AIISA : Que dirais-tu à un jeune diplômé qui s’apprête à entrer dans le métier ?
J-F D. : Je suis un ‘boomer’ donc je suis certainement assez « classique » : l’humilité et la curiosité, c’est clé pour un jeune diplômé qui a des méthodes mais peu de connaissances. Ce n’est pas un problème, car il va vite remplir son sac de connaissances.
Ajoutons une dimension nouvelle pour ces nouveaux actifs, c’est celle du rapport au travail - elle ne touche pas que le métier d’ingénieur. Le fait de ne pas être lié à une entreprise, mais à des projets et une vision, c’est un sacré challenge pour nous !
AIISA : Beyond meat : une start-up américaine qui avait développé de la ‘viande végétale’ connait de grosses difficultés malgré les tentatives de relance - licenciement de 20% de leur effectif, baisse des prix. Que penses-tu de cette innovation ?
J-F D. : Je me sens relativement loin de ce concept. Une fois de plus, l’alimentation a une fonction nourricière, et une fonction plaisir. Si je remplace les protéines animales par des protéines végétales, je ne suis pas obligé de recréer un steak à partir de protéines de soja! je pense qu’il y a un besoin de créativité : on peut créer d’autres mets, d’autres plats, plus appétissants qui ne dupent pas nos papilles.
Cela me fait penser à des entreprises comme Ynsect dans le nord de la France qui produit des protéines et qui va pouvoir être utilisé dans certains ingrédients : j’ai cru comprendre que le bilan du process était plus qu’intéressant, et là c’est créatif ! Certes moins spectaculaire qu’un steak de soja, par contre en termes d’ingéniosité scientifique, de process, je trouve ça relativement intéressant. Et ironie de l’histoire, ce sont les français qui sont les premiers producteurs mondiaux de protéines d’insectes!
Mai 2023 - Propos recueillis par Emmanuel Banon (Promo 2002, ISA 35)