BLOG

un peu d'humeur, beaucoup de sang froid...

 

La disparition programmée de l’AIISA a profondément heurté nombre d’anciens et de néo. Et il fallait avoir la force de regarder cette colère en face. Car c’est parfois dans des moments de crise que nous avons une grande opportunité d’exprimer le sens de ce qui a été bafoué. Encore faut-il saisir cette chance et croire que le sens importe !

Quelques-uns ont cependant fait preuve d'indifférence ou presque devant cet évènement, n’offrant que de vagues arguments pour "justifier" : « C’est ainsi les écoles vont vers le gigantisme, le monde va dans cette direction, il faut l’accepter, c’est un mouvement naturel ». Ou encore : « Mais ce qui arrive est vachement bien ! », suivi de quelques explications fumeuses. Mais l’argument le plus étrange qui m’ait été servi venait de la direction de l’école elle-même. Le voici : « Il faut désormais industrialiser la formation d’ingénieur ». Peut-être le doute s’était-il aussitôt immiscé dans l’esprit de celui qui venait de prononcer ces mots, toujours est-il qu’un silence précéda la remarque de la même personne : « On peut ne pas être d’accord ».

Non seulement « nous nepouvons pas être en accord », mais encore « devons- nous » exprimer notre désaccord ! Car par là même il y avait pour tout nouvel étudiant la promesse d’une logique industrielle de standardisation de sa formation, l’effacement de toute sa singularité ou de toute particularité. En outre pareille logique répond de l’efficacité, et ne cherche qu’à diminuer les coûts, pour augmenter une marge. Or, c’est exactement ce qui s’est passé, puisqu’il faut bien constater l’augmentation sidérante des frais de formation qu’implique cette stratégie de « hubbing ». Où est la diminution ? Pour notre part, il nous semble que l’université de la Catho de Lille avait toute envergure pour rester la vitrine mondiale de nos métiers. Au lieu de cela le rassemblement de trois écoles brouille complètement les pistes…

question de culture ? 

Quoi qu’il en soit, en qualité d’alumni les moyens d’intervention étaient limités. Mais lorsque les pressions se sont faites sentir pour abandonner à son tour notre association d’ingénieurs, il fallait réagir.

Premier constat, personnel celui-ci, les questions que posent nos métiers sont tellement riches et diverses qu’elles m’ont incité plus tard à reprendre un cursus en philosophie. Le but n’était pas tant d’abandonner la filière, que d’essayer d’en (re)trouver les fondamentaux.

C’était l’occasion de faire un retour sur mes motivations d’antan, celles qui firent qu’un jour mes pas m’ont dirigé vers l’ISA. Et de dresser une manière de bilan plus de 30 ans plus tard.

En effet, second constat, du plus loin que je me souvienne, lorsqu’enfant il avait fallu faire un choix entre les lettres et les sciences, j’avais finalement opté pour les sciences. Et notamment les sciences biologiques, lesquelles promettaient de me révéler le secret de la nature, du moins l’espérai-je, et surtout le secret du vivant ! Jeune enfant, j’y voyais un compromis acceptable entre les sciences et la littérature. La littérature était fascinante, certes, mais le secret de la vie me serait donné par la science. Il fallait juste que je continue sur cette voie. Évidemment, aujourd’hui la chose me fait sourire.

Mais à vrai dire, la question était bien plus profonde. Troisième constat. En effet, plus tard, pendant mes études, je compris qu’approcher le vivant sur des paillasses de laboratoire avait quelque chose de contradictoire, puisque dans le meilleur des cas la vie n’est plus dans ce qui est devenu un simple objet, comme le cadavre d’un animal. Il y avait donc une sorte de malentendu persistant entre mon attrait pour les questions relatives au vivant, ma volonté de comprendre le vivant, et la réalité scientifique qui en faisait un objet d’observation comme un autre. Comment autoriser qu’un être vivant soit réduit à une chose ? Ne serait-ce que la question de la souffrance de l’animal soumis à l’étude bien qu’encore vivant, dont il fallait soudain faire abstraction pour les besoins de la science, une exigence imposée, une contrainte en somme dont l’origine me paraissait obscure, mais bien l’indice d’une rupture dans mon continuum.

Il fallut (quatrièmement) que je remonte dans le passé pour détecter ce point de rupture. Je le trouvai dans un souvenir d’enfance, lorsque mes parents, dans la perspective d’un un cadeau d’anniversaire, m’avaient un jour demandé « ce que j’aimais ». Ma réponse avait été celle d’un enfant : « j’aime les animaux ». Je n’avais rien eu à ajouter quant à cet amour, tout tenait dans cette tirade pourtant des plus simples.

Trois ou quatre jours plus tard je découvris, emballé dans un papier bigarré, un beau et grand livre qui n’allait pas tarder à me marquer profondément. Le parcourant, et à la lumière de ce qui précède, je compris la nature du malentendu que j’évoquais tout à l’heure.

Car dans ce cadeau, l’amour que j’avais manifesté pour le règne animal avait été confondu avec l’intérêt scientifique. Sous mes yeux incrédules, des représentations éclatées d’animaux ouverts et disséqués, le tout donnant aux pages des ambiances de salle d’autopsie. Il y eut là comme un choc. Ma conscience d’enfant sentait bien quelque chose d’étrange, elle ne pensait pas que le monde adulte pouvait à ce point tordre ma préférence et la dissoudre dans de la curiosité scientifique.

promethee d'enfance...

Je revivais la malédiction de Prométhée sans le savoir. Soudain, l’enfant ignorant tout du monde, sentait qu’on exigeait de lui qu’il change avec urgence son regard posé sur le règne animal. C’est-à-dire, qu’à la vue de ces planches, il se dote du caractère sérieux de l’approche raisonnée et scientifique qu’exige une vie occidentale, en renonçant à toute émotion.

Je voyais soudain résumé sous mes yeux le conflit entre nature et culture. Pour accéder à celle-ci il fallait oublier celle-là. Au mal de l’affect, il fallait remédier par la raison. Si j’avais eu l’outrecuidance de persister à voir chez les animaux quelques compagnons de route, quelques concitoyens du monde, peut-être la manière d’un membre de la tribu des Achuan (peupe vivant sur la frontière entre l'Equateur et le Pérou), il fallait que je corrige ce travers, que je creuse un fossé profond entre les deux mondes. Il y avait là presque un impératif éducationnel. Et derrière lui, sans doute même un impératif culturel. Il me semblait soudain voir les schèmes d’un habitus se dessiner en direct sous les yeux, en somme je venais de vivre une partie de mon éducation, telle que l'impose notre société : il y a la nature et la culture.

Quel étrange changement avait opéré mes parents moi-même sans le savoir… C’est en cela que je prétends avoir vécu le mythe de Prométhée avant l’heure. Tout à coup je découvrais le feu de l’intelligence, le feu de la raison. Il était toujours possible d’aimer les animaux pour ce qu’ils étaient, mais nous autres les êtres humains, devions les regarder comme des objets d’étude avant tout, et éventuellement avions-nous le luxe de jeter un regard condescendant sur ces créatures non douées de raison. La culture me heurtait de plein fouet.

nature de la raison, raison de nature

Pourtant, une question ne cesse de me tarauder depuis : si la raison devait l’emporter sur la nature, d’où venait la raison sinon de la nature ?

À moins que le problème soit mal posé, et que finalement c’est parce que nous sommes des êtres raisonnables, que nous appartenons à une culture, que nous avons donné naissance nous-mêmes au concept de nature quitte à l’opposer à la culture ?

C’est un peu la question que pose Philippe Descola dans son livre : « Par-delà Nature et Culture ». Je suis en pleine lecture. L’ouvrage peut parfois paraître compliqué, mais ô combien passionnant ! Nous autres Ingénieurs en Agriculture n’avions-nous pas « manqué » quelque chose, comme un virage important ?

abandon éthique...

Et qu’auraient-ils pu faire de toute façon ? L’inquiétude est ailleurs. Celle-ci trouve les racines dans l'abandon de la réflexion (ou sa franche minimisation)  qui devrait soutenir et accompagner toute nouvelle technologie.

Que les techniques de manipulation génétique existent, par exemple, soit. Mais que la démocratie américaine ait ensuite autorisé le brevetage du vivant aurait dû nous interpeller : n’était-ce pas là la preuve manifeste que nous avions vidé le rapport avec le vivant de tout ce qui en faisait la spécificité ? Les politiques semblent s’être laissés déborder par la poussée technologique. Et que dire de l'éthique ! Désormais, le vivant ne valait guère plus qu’une table ou une chaise… Autre exemple, il importe peu semble-t-il, que désormais que nous fassions des tests de culture sur les cellules humaines, issues de la tumeur d'une personne décédée depuis des lustres. Le cas semble anecdotique il recèle pourtant des questions profondes jetées aux oubliettes de la cosncience dans les rapports que nous tissons entre les choses ete le vivant... Le problème état que d'une situation apparament aussi inoffensive que celle de la tumeur d'une personne décédée (l'est-elle encore totalment de fait ?) nous puissions étendre nos silences àd es questions bien plus larges.

Or, toutes les fois que l’on interroge plus le monde, la stupidité pointe le bout de son nez. Vouloir s’interposer de manière tout aussi systématique à toute technique relève de la même stupidité. Mais les postures empruntées à la politique - de cette politique en quête d’honneurs - doivent nous inquiétertout autant. Fort en bande, esclave d’un système. Voilà ce que dit cette attitude.

Mais que l’on pense son métier, que l’on y réfléchisse, que l’on essaye de déterminer notre singularité, voici ce qui me paraît indispensable. C’est précisément peut-être que lorsque la communauté frappe à ce point notre métier, et que le métier ne fait pas un retour sur lui-même qu’il est amené à disparaître. Tout comme la cellule est devenue l’équivalent d’une chaise ou une table…

un nouveau regard sur la nature ? 

Alors, quelles sont les spécificités de notre formation ? Peut-on réduire notre fonction à nourrir la population ? Et donc transformer la nature selon ? Mais là nous avons immédiatement un problème. Celui de la notion de nature, finalement trop peu méditée par les Ingénieurs. Les écueils antécédents montrent que nous avons collectivement posé un regard sur la nature perçue comme une coquille vide, un objet à transformer tout simplement.

Descola cite Merleau-Ponty: « […] ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué le changement de l’idée de nature. C’est le changement de l’idée de nature qui a permis cette découverte ».

Le problème n’est-il pas là fondamentalement ? Quels regards posons-nous nous autres ingénieurs en agriculture sur la notion de nature ?

A poursuivre notre réflexion jusqu’à poser un regard nouveau sur la Nature, ne pourrions-nous pas espérer, au moins en droit, une approche radicalement différente de celle-ci par nos métiers ? Un regard peut-être déjà complété par quelques autres lumières et peut-être aussi j’ajouterai, à consulter également la communauté mondiale dans sa diversité d’approches du concept de nature.

Le chantier est immense. Il est impossible à ce jour de dire où nous emmènerait pareille aventure. En effet, ce qui est nouveau est à trouver, cela ne s’apprend pas. Je ne connais aucune technique pour faire surgir du nouveau. Mais du travail jaillit ce qui est nouveau. Il y a un art de la réflexion qui doit être mise en œuvre, et celui-ci que nous avons l’ambition de faire naître.